• Histoire des sensibilités au 20e siècle

    Dossier dirigé par Christophe Granger : Histoire des sensibilités au 20e siècleDossier dirigé par Christophe Granger
    Vingtième siècle. Revue d'histoire
    n° 123, juillet-septembre 2014
    p. 3-191


    La question des sensibilités n'a guère inspiré les historiens spécialistes du 20e siècle. Malgré les exhortations fameuses de Lucien Febvre, et malgré le sillon tracé pour le siècle précédent par Alain Corbin, ils n'ont pas encore daigné se saisir systématiquement des sens, des sentiments, des dégoûts ou de l'usage public des émotions. Or ce siècle, pétri de bouleversements inouïs en la matière, ne saurait longtemps se comprendre à l'écart de ce territoire exigeant.

    C'est toute l'ambition, et tout le défi, de ce numéro spécial de Vingtième Siècle que de poser les jalons d'une telle histoire. En rappelant d'abord, à nouveaux frais, d'où en vient le projet intellectuel et quels en sont les exigences de méthode et les fragilités. En arpentant, ensuite, au gré d'études novatrices menées par des chercheurs français et étrangers, le domaine des sensations, celui de la vie affective et celui des émotions collectives.

    Apparition du goût pour la cuisine exotique, montée du désir sexuel dans la formation des couples, ascension de la catégorie de « victime » sur la scène morale contemporaine : voici quelques-uns des thèmes au sujet desquels l'histoire des sensibilités, libérant la possibilité d'un savoir riche et ambitieux, dessine une autre compréhension du 20e siècle.

     

    émission de Jean Lebrun du mardi 18 novembre 2014 La sensibilité au bruit 

    invité Christophe Granger

     http://www.franceinter.fr/emission-la-marche-de-lhistoire-la-sensibilite-au-bruit


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  • Le roman familial des névrosés
    et autres textes

    Sigmund FreudLe roman familial des névrosés, Sigmund Freud, préfacé par Danièle Voldman
    préfacé par Danièle Voldman
    traduit de l'allemand par Olivier Mannoni

    Paris, Petite bibliothèque Payot, septembre 2014
    coll. «Psychanalyse»
    110 x 170 mm • 107 pages

    isbn : 978-2-228-91134-4
    prix : 5 €

    Pater semper incertus est, mater certissima est.

    Tout enfant, à un moment donné, s'interroge sur ses origines. Et comme il s'imagine que ses parents ne l'aiment pas suffisamment, ou pas assez bien, il fantasme qu'ils ne sont pas ses vrais parents - et il s'en invente de nouveaux, plus valorisants. Tel est le roman familial, l'un des concepts freudiens les plus simples d'apparence, mais en réalité très subtil et fécond. Utilisé aujourd'hui en psychologie comme en littérature ou en histoire, il reste intimement lié à l'œdipe. La plupart des thèmes de la filiation qui parcourent notre société en découlent : pathologies transgénérationnelles, adoption, secrets de famille...

    extraits de la préface

    Le roman familial des névrosés, Sigmund Freud, préfacé par Danièle VoldmanDéfinitions
    La confrontation des définitions du roman familial données par trois dictionnaires français de la psychanalyse éclaire les liens entre ces deux notions. Dans le court article que lui consacrent Laplanche et Pontalis, le roman familial est une « expression créée par Freud pour désigner les fantasmes par lesquels le sujet modifie imaginairement ses liens avec ses parents (imaginant par exemple qu'il est un enfant trouvé) », de tels fantasmes ayant « leur fondement dans le complexe d'Œdipe ». Après avoir donné en référence le texte de Freud paru en 1909 dans l'ouvrage de Otto Rank Le Mythe de la naissance du héros ces auteurs estiment que le roman familial pourrait se ramener au désir de rabaisser les parents sous un aspect ou de les exalter sous un autre. Il correspond également à un désir de grandeur, à une tentative de contourner la barrière contre l'inceste ou à l'expression de la rivalité fraternelle. Ce désir est qualifié de fantasmatique et d'imaginaire plutôt que d'inconscient.
    Dans une définition à peine plus développée, Elisabeth Roudinesco met davantage l'accent sur la nature inconsciente de cette production. Elle explique également que le roman familial est l'expression créée par Freud et Rank pour désigner la manière dont un sujet, dans une construction inconsciente, modifie ses liens généalogiques en s'inventant, par un récit ou un fantasme, une autre famille que la sienne. (pages 8 et 9).


    Roman des origines, littérature et histoire
    […] Outre la belle audace intellectuelle consistant à transposer dans le roman ou dans l'histoire modernes une structure psychique attribuée tout d'abord par Freud aux névrosés – mais qu'il a lui-même ensuite conférée au genre humain dans son ensemble et universalisée –, deux questions restent posées. Si l'on suit Elisabeth Roudinesco, la première est bien évidemment celle de l'évolution de la famille décrite par Freud, qui « allait inspirer à la civilisation occidentale un modèle de roman familial qui s'imposera pendant un siècle ». Quel en peut être son usage maintenant que la famille est en désordre ? Faut-il continuer à penser que « au sens freudien, [elle] met en scène des hommes, des femmes et des enfants qui agissent inconsciemment comme des héros tragiques et criminels. Nés damnés, ils se désirent, se déchirent ou s'entre-tuent et ne découvrent la rédemption qu'au prix d'une sublimation de leurs pulsions » ? À partir des réflexions apparues dans la seconde moitié du XIXe siècle sur la conscience collective, la seconde a surgi dès l'apparition de la psychanalyse et n'a cessé de diviser : l'inconscient est-il universel, partagé, collectif ? L'imaginaire est-il aussi social ? La question des origines traverse-t-elle en tous temps, toutes les sociétés ? Comment s'articulent la psyché individuelle et le social ? Que dire des « correspondances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés », sous-titre de Totem et tabou ?
    Usages, mésusages, désusages du roman familial ? Jugeons sur textes. (p. 30 et 31)

    Le roman familial des névrosés, Sigmund Freud, préfacé par Danièle Voldman

    Famille Freud  (debout, de gauche à droite) Pauline, Anna, jeune fille non identifiée, Sigmund, fiancé de Rosa (probablement), Rosa, Marie, et Simon Nathanson [le cousin d'Amalia] ; (assis) Adolfine, Amalia, garçon non identifié, Alexander, et Jakob Freud


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  • Bals clandestins
    pendant la Seconde Guerre mondiale

    Bals clandestins pendant la Seconde Guerre mondiale, par Alain QuillévéréAlain Quillévéré
    préface de Pascal Ory

    Morlaix, Éditions Skol Vreizh, 2014
    150 x 210 mm • 287 p.

    isbn : 978-2-36758-025-8
    prix : 20 €

    « L'organisation de tous bals publics dans les débits, rues, places communales, établissements publics, cours et propriétés privées closes ou non closes est interdite quels qu’en soient les motifs et le but. » Le préfet des Côtes-du-Nord, juillet 1941.

    Ce préfet, fervent pétainiste, veille à la stricte interdiction des bals publics et privés dans son département, répondant ainsi aux instructions des autorités de Vichy. Gendarmes, policiers, traquent sans relâche les contreve­nants au nom de la morale et de la décence. Ils ne parvin­rent pas à empêcher complètement les bals et on peut même affirmer, sans crainte d'être démenti, que ceux-ci furent organisés massivement.

    Les bals clandestins nous révèlent l'histoire d'un refus, celui d'une population, d'une jeunesse qui veut continuer à vivre malgré les interdictions et les restrictions. Alain Quillévéré nous livre ici un tableau inédit et documenté de la Bretagne occupée.

    Bals clandestins pendant la Seconde Guerre mondiale, par Alain Quillévéré
    Le Figaro
    et Le Petit Parisien, 20 mai 1940 

    Extrait de l'introduction

    Mon intérêt pour les bals clandestins n'est pas né spontanément. Il n'est pas non plus le fruit d'une appétence particulière pour la danse. Il est la conséquence inattendue d'une enquête précédente, consacrée à un épisode tragique de l'Occupation dans les Côtes-du-Nord. C'est en recherchant aux Archives départementales des Côtes-d'Armor la trace d'un résistant mort en déportation que mon attention fut attirée par l'existence de deux cartons sobrement intitulés « Bals clandestins », un titre propre à exciter la curiosité. L'historien doit demeurer aux aguets, le regard en alerte, attentif aux hasards que la fortune place sur son chemin. Je me résolus donc à revenir braconner sur ces nouvelles terres dès que l'occasion se présenterait.

    Le contenu de ces deux cartons ne laissa pas de me surprendre. Le premier réunissait un abondant courrier émanant de la préfecture, ou lui étant destiné, relatif à la répression des bals. Notes de service à usage interne, correspondance avec les sous-préfets, les maires, les responsables de la gendarmerie, les autorités allemandes, des ecclésiastiques ou des particuliers. Le second contenait 400 procès-verbaux de gendarmerie ou – plus rarement – de police, rendant compte de 347 bals. La chance m'a souri, car cette masse de documents, cette épaisseur au sens premier du terme et le fait qu'un bureau de la préfecture en ait eu la responsabilité, m'ont permis de prendre conscience de l'importance du phénomène et de l'énergie déployée pour le combattre. Eussent-ils été dispersés au milieu d'autres courriers, ou parmi des répertoires chronologiques de PV – comme c'est le cas pour ceux du Finistère – que cette dimension m'aurait totalement échappé.

    Avant de poursuivre, il convient de définir ici ce que l'on entend par « bal clandestin », la dénomination adoptée par les autorités. Les premiers PV, ainsi que les minutes du tribunal de simple police (TSP) qui les ont suivis, parlent parfois d'une « ouverture d'un bal public » ou d'un « bal sans autorisation », mais très rapidement la forme « bal clandestin » s'est imposée, peut-être parce qu'elle était la plus simple et la plus explicite. Entre mai 1940 et mars 1945, les bals publics furent interdits en France ; dès lors, tout bal qui s'y est déroulé est réputé clandestin. Si ce point paraît clair, la notion même de bal public est beaucoup plus sujette à caution. Dans les Côtes-du-Nord elle a fait l'objet d'une extension maximale et l'on peut considérer que le simple fait de danser, au son d'une musique, dans quelque lieu que ce soit, a été assimilé à la tenue d'un bal clandestin. Ainsi, le 12 mai 1942, les gendarmes de la brigade de Ploubalay ayant entendu « le son d'un accordéon » au domicile de « la veuve Cardin », ont constaté « qu'effectivement il y avait bal dans la pièce principale » et que « deux femmes au moins se livraient à la danse ». L'accordéoniste était le fils de cette veuve et les deux danseuses ses filles. Cela ne les a pas empêchés de dresser un PV.

     


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  • Filmer les grands ensembles

    Filmer les grands ensemblesCamille Canteux

    Paris, Créaphis, septembre 2014
    Coll. «Lieux habités»
    380 pages illustrées

    isbn : 978-2-35428-069-7
    prix : 25 €
    diffusion Seuil

    Les grands ensembles n'ont pas toujours eu le visage banlieusard fait de façades lépreuses, d'uniformité grise et de violence qui est au coeur des images actuelles.
    Au croisement de l'histoire urbaine et de l'histoire des représentations, cet ouvrage analyse l'évolution de la représentation audiovisuelle des grands ensembles à partir du milieu des années 1930, au moment où les prototypes sont construits et filmés, jusqu'au début des années 1980 quand on envisage leur démolition. Pour étudier la circulation des images ; dater leur apparition, leur diffusion et leur disparition ; comprendre le rôle des médias dans la définition des grands ensembles, cette étude s'appuie sur des films d'origines et de genres variés (télévision, cinéma de fiction et documentaire, films institutionnels). Alors que l'analyse diachronique restitue la complexité de la chronologie, l'approche synchronique révèle la mise en place d'un stéréotype : le grand ensemble est montré comme un lieu à part, durablement exclu de l'espace banal de la ville. Les faiseurs d'images contribuent ainsi à ériger en cliché sa singularité formelle, urbaine et sociale. Le livre met aussi en lumière la répétition des mêmes récits et images, qui font de chaque grand ensemble - Sarcelles, Le Mirail, La Grande Borne... - une nouvelle « ville nouvelle » chassant les édifices précédents hors de l'urbain, dans la quête perpétuelle d'une ville rêvée, toujours introuvable.

    Quelques extraits de l'ouvrage


    Faire l’histoire des grands ensembles

    Des voitures qui brûlent au bas des immeubles, des « cités de la peur », des jeunes, le visage caché par une écharpe, témoignant de leur haine d’une police dont on dit qu’elle ne pénètre plus dans les Filmer les grands ensemblescités. Des scénarios presque immuables, de Vénissieux, durant l’été 1981 à Villiers-le-Bel lors de l’hiver 2007, en passant par Clichy-sous-Bois en 2005, des explosions de violences, des marches silencieuses et des appels au calme suite au décès d’un jeune dans des circonstances souvent confuses. Les grands ensembles occupent de façon récurrente le devant d’une scène médiatique prompte à les accuser de bien des maux. Le cinéma s’en est aussi emparé, mettant en scène une
    jeunesse parfois désœuvrée, souvent délinquante, toujours prête aux explosions de colère, comme dans La Haine de Mathieu Kassovitz ou Ma 6-té va cracker de Jean-François Richet. Aujourd’hui, l’évocation de la banlieue appelle invariablement des images de grands ensembles, tandis que dans l’imaginaire, les grands ensembles sont tous banlieusards, voire incarnent la banlieue. Au-delà de l’amalgame entre des mots - banlieue, cité, immigration, des sigles - HLM, ZUP, ZEP…, et des images - barres, tours, caves… qui renvoient à de sombres réalités, il convient de démêler cet écheveau de représentations confuses qui plongent leurs racines dans une crainte ancienne des marginalités urbaines.
    Filmer les grands ensemblesLes grands ensembles n’ont pas toujours eu ce visage banlieusard, fait de façades lépreuses, d’uniformité grise, de mal de vivre et de violence. Des images éparses subsistent dans la mémoire collective, qui nous rappellent qu’ils furent présentés et ressentis, lors de leur édification, comme un progrès dans une France en proie à une crise du logement dramatique. Une part importante delà population vivait alors dans des taudis et la plupart des logis ne disposaient d’aucun confort. Les images
    des grands ensembles demeurent ainsi ancrées dans un registre légendaire. Légende rose des premiers temps, relayée par les habitants qui se rappellent avec émotion leurs premiers pas dans ces cités toutes neuves, et par les médias qui, l’air entendu de ceux qui connaissent la suite de l’histoire, exhument ponctuellement des archives de la télévision des images au commentaire dithyrambique. Légende grise qui voit bientôt la sarcellite, maladie des grands ensembles, remplacer la lumière, l’air et les espaces verts, tandis que se profilent à l’horizon les blousons noirs et les zoulous. Légende noire enfin de cette « racaille » qui hante désormais ces grands ensembles assimilés à une banlieue honnie et effrayante. Si on commence à mieux cerner cet objet urbain et son histoire, on ignore cependant quand et comment l’image des grands ensembles a basculé de la modernité au monstre architectural, de la ville nouvelle à la banlieue sinistre. (p. 5-6)

    chapitre 1 • Trois sources d’une même histoire

    Les grands ensembles ont été filmés du début de leur construction à nos jours par des cinéastes, mais aussi par leurs habitants, les autorités - nationales ou locales, les constructeurs - professionnels du bâtiment ou organismes HLM. Les images abondent, au moins sur le papier puisqu’il est parfois difficile de retrouver les films dont le titre surgit au détour d’une recherche. À l’instar des historiens, qui ont étudié à partir d’un nombre important d’œuvres les représentations audiovisuelles de la Révolution française, des ouvriers ou des rapports sociaux de sexe sur le petit ou le grand écran, nous avons souhaité envisager un ample corpus. En effet, ce n’est qu’à partir d’une grande quantité de films que l’histoire des représentations audiovisuelles d’un objet peut déceler permanences et ruptures, emprunts et nouveautés. L’exis­tence de sources audiovisuelles variées sur les grands ensembles nous a incité à croiser les regards. Les images circulent et les emprunts entre genres et médias sont fréquents. Il s’agit alors par le comparatisme, de s’immerger dans le « bain visuel » dans lequel ont été plongés auteurs, commanditaires et spec­tateurs afin de s’attacher à la circulation des représentations. Il nous a fallu faire un choix parmi les images produites sur les grands ensembles sous peine d’être submergée par leur nombre. La nécessité de constituer un corpus cohé­rent et visible nous a incité à nous pencher sur les films issus des collections du ministère de l’Équipement, les émissions de télévision conservées à l’Institut national de l’audiovisuel, et sur les fictions ou documentaires diffusés au cinéma durant la période de construction des grands ensembles. Ce corpus permet de confronter trois regards, celui de l’institution qui impulse la construction, celui d’une télévision dont l’objectif est d’informer, de cultiver et de distraire et celui de l’industrie cinématographique. (p. 35)

    chapitre 5 • L'entrée dans la modernité
    Un marqueur de modernité
    Dans les films interprétés par Jean Gabin, les grands ensembles sont un marqueur du changement et de la modernité.
    Filmer les grands ensemblesLa première scène de Mélodie en sous-sol en est l’exemple le plus abouti. Le film commence par un plan moyen sur la bouche de métro Gare du Nord, un panoramique latéral suit, vers la droite, un taxi qui se gare à proximité de la gare. Au premier plan, se détache un panneau « banlieue ». Un homme sort du taxi. Il avance. La caméra le suit alors qu’il rentre dans la gare. De nombreux voyageurs, vus en plongée, sortent d’un train à l’arrêt sur le quai. Divers plans du wagon et des gens qui y voyagent occupent la séquence suivante. Les conversations sont animées, vacances en Grèce, en camping, Bréhat, Saint-Jean-de-Luz. Chacun vaque à ses activités, hommes et femmes montent et descendent à chaque arrêt. Arrivé à une gare, Gabin, au milieu d’autres voyageurs, monte un escalier. Parvenu en haut, il s’arrête alors que des gens passent à côté de lui, pressés. On le voit de dos, regardant un paysage d’immeubles modernes, formé d’une large avenue bordée de barres, puis le gros plan d’un panneau localise précisément l’action, « Sarcelles Lochères ». La voix de Gabin s’élève, « bah ils ont tout d’même pas rasé ma cabane, Ginette m’aurait écrit.

    Filmer les grands ensembles, par Camille Canteux

    Filmer les grands ensembles, par Camille Canteux

    Fig. 19 : De paris à Sarcelles, un voyage dans la ville et un voyage dans le temps.
    Le prégénérique et le générique de Mélodie en sous-sol, Henri Verneuil 1963.

    Hé ben, dire que j’avais ach’té ça pour les arbres et pour les jardins… ils appelaient ça la zone verte… c’est d’venu New York la zone verte ». Le générique commence alors. Sur une musique jazzy assez rythmée de Michel Magne, divers plans d’immeubles s’enchaînent, plans fixes sur des immeubles pris de près, contre-plongée sur une tour, plan fixe du bas d’une tour, panoramique sur un plan d’ensemble de barres, plan fixe sur les barres. Ces plans sont interrompus à deux reprises par des scènes au cours desquelles Gabin demande à un livreur puis à des ouvriers où se trouve la rue Théophile Gautier, sans succès. Le générique s’achève lorsque Gabin arrive dans le jardin de son pavillon, qu’il a enfin déniché, entre chez lui, et retrouve son épouse. Au milieu du salon trône un téléviseur.
    Le plan de la bouche de métro sur laquelle est indiqué « gare du Nord », puis de l’extérieur de la gare du Nord avec le panneau « banlieue » font office d’introduction. Le voyage en train est une transition entre Paris et Sarcelles, entre le temps d’avant et les Trente Glorieuses. La montée des escaliers par Jean Gabin qui stationne, interloqué, à l’orée du grand ensemble avant que la caméra ne panote verticalement d’un immeuble au panneau indiquant « Sarcelles-Lochère », achève de figurer le passage d’un monde à un autre. Le générique nous fait entrer, sur fond de musique jazzy, dans le monde du grand ensemble, cette « zone verte » devenue « New York ». Le grand ensemble est tout d’abord dans cette scène un marqueur temporel, qui aiguille le spectateur sur l’absence du personnage de Charles. Formes urbaines érigées avec rapidité sur le territoire français et en banlieue parisienne au lendemain de la guerre et surtout après 1953, les grands ensembles constituent, à cette époque, un bouleversement radical du paysage urbain. Le fait que Charles les découvre, interloqué, en sortant de la gare, tout comme il écoutait avec ironie les conversations de ses compagnons de voyage sur leurs vacances en camping ou leur croisière en Grèce, signifie au spectateur qu’il a été absent quelques temps et n’a pu assister à ces rapides changements. Ils montrent également la trans­formation radicale de la société au point qu’un homme d’une cinquantaine d’années les perçoit, après une absence, avec étonnement.
    Les grands ensembles sont un marqueur de la modernité dans tous les autres films mettant Gabin en scène. Par exemple, dans Archimède le clochard, la construction d’une cité dans laquelle on met l’eau et le gaz symbolise l’accès du plus grand nombre au confort.

    Mais ces grands ensemblesne constituent pas un marqueur temporel neutre. La mise en scène et la place que les réalisateurs leur donnent dans le récit les font apparaître comme le symbole d’une modernité destructrice, dans laquelle on se perd et à laquelle on se heurte. (p. 86-187).

    chapitre 7 • Les grands ensembles entre ville et banlieue

       Un grand ensemble en clichés

    Filmer les grands ensemblesLa référence au bruit et aux malfaçons des grands ensembles est un cliché des représentations antérieures, que reprend abondamment le film de Gérard Pires. Marlène détache les papiers peints et démonte plinthes et meubles de cuisine de l’appartement de la Grande Borne qu’elle visite. Les sons de la vie quotidienne du jeune couple, batterie, ébats, disputes, sont l’occasion de scènes comiques mettant en scène Robert Castel, le voisin rabat-joie. À peine arrivés dans leur appartement, Marlène et Bernard s’embrassent. Celui-ci demande à Marlène de dire moins fort ses « je t’aime », et celle-ci, qui soupire que les voisins n’entendent rien, se voit répliquer par Marcel, alors en train de charger son arme de service, « si, ils entendent les voisins ! ils entendent ! ».
    Gérard Pires met par ailleurs en images nombre de thématiques très présentes dans les reportages télévisés. Le fait que les grands ensembles produisent un mode de vie uniformisé dont se plaignaient les habitantes et que dénonçaient les journalistes ou les sociologues, est synthétisé dans le film en une brève scène. Marcel, qui nettoie sa voiture le dimanche, crie à sa femme de lui lancer un paquet de lessive. De nombreuses fenêtres s’ouvrent alors, d’où partent autant de paquets de Filmer les grands ensembleslessive envoyés par des épouses habituées à cette requête maritale, qui atterrissent tous sur la tête de Robert Castel.
    L’histoire elle-même de Marlène et Bernard reflète l’itinéraire déçu des habitants des grands ensembles, de l’espoir de l’installation aux désillusions. Le désir de Bernard et Marlène de quitter une ville congestionnée et bruyante rappelle l’urbaphobie des premiers documentaires du ministère. Leur difficulté à trouver un logement entre en résonance avec les moments les plus aigus de la crise du logement. Leur installation dans leur Filmer les grands ensemblesnouvel appartement est enthousiaste, laissant présager une vie conjugale et familiale épanouie. Bernard trouve que l’immeuble sent bon la cuisine, alors qu’il s’agit en fait de l’usine de ravioli voisine, Marlène loue auprès de ses amis la rapidité avec laquelle il est possible de se rendre à Paris, et le jeune couple est, dans les premiers jours, plus amoureux que jamais. (p. 264-265).

    <= Fig. 27 : Un mode de vie uniformisé.
    Elle court, elle court la banlieue, Gérard Pirès, 1973.

     Filmer les grands ensembles

     

     

     

     

    conclusion •

    Des images à l’héritage durable 

    Quel est aujourd’hui le legs de ces images des grands ensembles produites au temps de leur édification, jusqu’au moment où l’on a envisagé pour la première fois de les détruire ? Le principal legs réside dans le fait que les grands ensembles demeurent, aujourd’hui comme lors des premiers films qui les ont mis à l’écran, un lieu à part. Barres et tours ne peuvent être, à l’image, le lieu de la banalité et de la normalité. La moindre histoire d’amour y prend une coloration dramatique, la plus petite incartade y devient le signe d’une activité délinquante, chaque famille y est potentiellement défaillante. Les grands ensembles sont exclus de l’espace banal de la ville figurée par les images. Leur apparition à l’écran traîne toujours un cortège d’images marquées du sceau de l’exclusion. Cette mise à l’écart des grands ensembles caractérise leurs représentations depuis les premières images qui les présentent comme une rupture radicale avec l’histoire et l’espace de la ville, jusqu’aux images du début des années 1980 qui les désignent comme un problème qu’il convient de prendre en charge.
    Ce legs est également marqué par une absence, celle de ces images des années 1960, oubliées par une mémoire qui n’a pas souhaité se rappeler les nuances de la période d’édification des grands ensembles. Elle n’en a conservé qu’un pan, celui d’une adhésion absolue à laquelle a succédé un rejet radical. Sans doute n’est-il pas possible, alors que les grands ensembles sont aujourd’hui, et depuis longtemps, l’objet d’une vindicte presque unanime, de se rappeler qu’à l’aube, déjà, de leur construction, ils ont été l’objet de regards inquiets. L’apport de ce livre est alors aussi de dépasser cette dimension mémorielle pour faire surgir des images oubliées, les replacer dans le contexte de leur période de production et de diffusion et dans celui, plus large, des images de la ville. (p. 341-342).


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  • CFDT: l’identité en questions. 
    Regards sur un demi-siècle (1964-2014)

    CFDT : l’identité en questions…, par Frank GeorgiFrank Georgi

    Paris, L'Arbre bleu, décembre 2014
    coll. «Le corps social»
    135 x 215 mm • 280 pages

    ISBN : 979-10-90129-13-9
    prix : 24 €

    En novembre 1964 à Paris, la Confédération française des travailleurs chrétiens, au prix d’une scission douloureuse, abandonnait ses références confessionnelles pour donner le jour à la Confédération française démocratique du travail. La jeune CFDT se réclamait alors du mouvement ouvrier, affirmait combattre « toutes les formes de capitalisme et de totalitarisme », tout en revendiquant encore l’héritage de l’« humanisme chrétien ». En juin2014 à Marseille, cette dernière mention disparaît des statuts, tandis que l’anticapitalisme fait place à la priorité donnée au «dialogue social». Entre ces deux dates, la CFDT semble n’avoir jamais cessé d’interroger son identité, du « socialisme autogestionnaire » au « réformisme assumé ».
    Revenant sur ce demi-siècle autour de quelques thèmes-clés (rapport au religieux, au politique, aux autres acteurs du mouvement social, au contrat et au conflit, etc.), Frank Georgi pose en historien la question des ruptures et des continuités identitaires d’un syndicalisme confronté aux bouleversements du monde.

     

    Présentation filmée (30 mn) :

    Des thèmes de son ouvrages sont repris par Frank Georgi, dans ce film de 30 mn, en particulier :

    Le thème de l'autogestion, qui fut le mot d'ordre d'une organisation syndicale favorable à une modification radicale de la société et des entreprises. L'autogestion fut pendant 15 ans au coeur de cette identité. Les précurseurs étaient alors la Yougoslavie de Tito, et l'Algérie toute nouvellement indépendante (fermes autogérées). Frank Georgi montre les continuités et les ruptures de ce mot d'ordre quasi-identitaire durant les années 1970, aujourd'hui depuis longtemps abandonné. De la vision initiale, formulée notamment par exemple par Albert Détraz, à celle que développèrent des théoriciens comme Pierre Rosanvallon, introduisant la dimension libérale de ce concept, Frank Georgi montre en quoi l'autogestion fut utilisée comme un concept relais vers une vision libérale de l'économie et de la négociation.

    Le thème de la politique contractuelle développée par la CFDT est analysé, ainsi que le tournant opéré à la fin des années 1970, et surtout après 1984.

    L'approche de la CFDT vis à vis des thèmes de société fait aussi partie de son identité, et présente là encore des continuités et des ruptures. Après le foisonnements des engagements, dans les années 1970, aux côtés de très nombreux collectifs, de la lutte anti-nucléaire, en passant par les comités de soldats, cette approche ouverte sur les thèmes de société, dans et hors de l'entreprise, n'a pas tout à fait disparu. Frank Georgi aborde par exemple l'approche de la CFDT vis à vis des droits des femmes, et montre à la fois comment une dirigeante confédérale comme Jeannette Laot n'a pas été portée par son organisation sur le thème de l'avortement, tout en ayant la possibilité d'être co-fondatrice du MLAC (Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la Contraception) "à titre personnel".

    La transformation d'une organisation qui, sans être cléricale, se réclamait néanmoins jusqu'en 1964 d'une inspiration chrétienne, en un syndicat laïc est abordé, et Frank Georgi montre en quoi cette ouverture sur la laïcité ne correspondait en rien à un rejet du catholicisme.

    Enfin, l'identité de la CFDT est regardée sous l'angle de ses rapports à la CGT et à Force-ouvrière.

    Réalisation : Jeanne menjoulet

    production CHS

     


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