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publication des livres des chercheurs du CHS, histoire sociale, histoire urbaine, histoire culturelle, guerre d'Algérie, CNRS, universite Paris1, "Centre d'histoire sociale"

L'identité passe à table - Pascal Ory

L'identité passe à table…

L'identité passe à table - Pascal OryPascal Ory

Le classement par l’UNESCO, en novembre 2010, du repas gastronomique des Français (donc, tendanciellement, de tous les Français…) à l’inventaire du « patrimoine immatériel » mondial a suscité bien des commentaires, des plus enthousiastes aux plus ironiques : ces entretiens entendent reprendre le dossier à la base. On y propose une définition claire du terme, ambigu, de gastronomie, on y démystifie la tradition gastronomique – ici comme ailleurs rien n’est donné, tout est construit, dans un constant métissage-, on y explicite les éléments constitutifs de l’identité nationale française telle qu’elle se met en jeu autour de la table. En prime, on y gagne d’éclairer le malentendu permanent entre cultures hédonistes et cultures puritaines (anglo-saxonnes, en particulier). Le tout éclaire les prétentions de la France non pas à l’excellence, proclamée, mais à l’expertise, partagée : la vraie singularité de ce pays tient moins à une qualité de cuisine ou de boisson qu’à la centralité accordée par lui aux questions du manger et du boire. Pascal Ory, professeur d’histoire à la Sorbonne, est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages portant sur l’histoire culturelle et l’histoire politique des sociétés modernes. Au PUF il a publié le « Que sais-je ? » de référence sur L’histoire culturelle. Ce volume se situe dans la continuité de son ouvrage sur Le discours gastronomique français, des origines à nos jours (Gallimard, 1998).

PUF/Fondation Nestlé France
octobre 2013
isbn : 2130626572

ean : 978-2130626572

 

Nous vous donnons ci-dessous, un extrait du premier numéro de la Revue Gastronomique,
daté du 16 novembre 1854.

Revue gastronomique, 1851. Questions de truffe. illustration de la page de Pascal Ory, sur l'identité passe à tableUn grand nombre de journaux politiques de Paris et des départements ont bien voulu s'occuper du premier numéro de notre modeste publication. Ils l'ont accueilli avec une bienveillance dont le Comité gastronomique les remercie de tout cœur. Leur précieux appui et leurs conseils amis prouvent hautement, nous sommes fiers de le constater, que, malgré les dangers qui la menacent, la France est encore et veut rester toujours le foyer ardent de l'art de bien vivre, le flambeau du goût, la mère féconde de l'abondance et du plaisir, Nous le répétons donc ici : LA LICE EST OUVERTE !.…

La Revue gastronomique n'a ni privilégiés ni maîtres jaloux : elle atteindra le but qu'elle s'est proposé si ses colonnes deviennent, un jour, l'arène commune où se plairont à jouter les plus vaillants champions de la gaie science et des joyeux devis.

Le Secrétaire du Comité gastronomique,

1re SÉANCE DU COMITÉ GASTRONOMIQUE.

Question de truffes
Les derniers beaux jours de l'automne, la chasse, les voyages ont rendu difficile la complète réunion des membres-fondateurs du Comité gastronomique. Le 4 de ce mois cependant, quelques heures avant la reprise des séances de l'Assemblée nationale, nos honorables gourmets, au nombre de neuf, ont pu commencer aussi les travaux importants qu'ils se sont imposés au nom de l'intérêt public.

Un déjeuner, d'une haute sévérité scientifique, et sorti des cuisines de Véfour, a été tout le cérémonial de l'ouverture de leur session. C'est au bruit des verres, au gai refrain d'une vieille chanson, que le doyen d'âge a doctoralement pris possession du fauteuil présidentiel. Là, après un toast chaleureux porté à l'avenir de l'œuvre si consciencieusement entreprise, il a proposé une dernière rasade, qui a été bue rubis sur l'ongle, puis il a déclaré la séance ouverte et donné la parole à M. le rapporteur de la question des truffes.

Le rapporteur, homme d'une expérience pratique tout à fait respectable, s'est exprimé en ces termes :

« Messieurs, il y a quinze ans bientôt que s'est accomplie dans mon existence une toute petite révolution, dont je prends la liberté de vous dire quelques mots. Ils se rattachent essentiellement au sujet qui nous occupe.

« Ainsi que la plupart des hommes de notre temps, j'ai passé les plus belles années de mon âge mûr à poursuivre avec intrépidité l'inconstante Fortune. Quelquefois enfuyant devant moi, coquette comme la blonde Galatée, elle a daigné me distinguer dans la foule par un regard furtif, quelquefois même par un sourire encourageant. Si légères qu'elles soient, de semblables faveurs ne sont pas accordées à tous les poursuivants de la capricieuse déesse. Au point de vue habituel des choses d'aujourd'hui, je n'aurais donc pas eu lieu de me plaindre. Mes rivaux, mes amis me tenaient au contraire pour un mortel très heureux. Ils enviaient mon sort : on me citait comme un modèle de prudence, d'habileté, de savoir ; les exaltés allaient jusqu'à me donner du génie. Eh bien ! Messieurs, je vous en fais ici l'aveu sincère, tandis que tout le monde me louait ainsi, tandis que l'on ne parlait que de mes succès, succès réels et nombreux, j'étais, dans mon for intérieur, un être véritablement digne de pitié : les encouragements, les provocations malicieuses de la Fortune allumaient en moi des désirs immenses. Toujours éveillé, toujours haletant, je ne savais que tendre vers elle des mains avides ; je la dévorais du regard ; et lorsque, dans ma fiévreuse hallucination, je croyais avoir vaincu ses dernières rigueurs, éperdu, les bras ouverts, je m'élançais pour l'étreindre avec frénésie ; mais la cruelle fuyait encore. Je la poursuivais de nouveau ; elle fuyait, fuyait toujours ; et j'aurais péri sans doute dans cette lutte désespérée, si un éclair de sagesse n'était soudainement venu me sauver. Cette lueur salutaire dissipa l'erreur qui m'enveloppait ; je pus enfin comprendre, non sans une grande humiliation pour mon intelligence, que je m'étais, jusque-là, fait le jouet imbécile d'une chimère, belle, enivrante tant qu'on voudra, mais chimère cependant, et qui n'apparaît aux hommes que pour les éblouir, qui ne s'amuse à surexciter leur esprit et leurs sens que pour torturer leur âme !... Ah ! mes amis, craignez, craignez ses dangereux enchantements ! Si vous étiez assez faibles pour vivre sous leur charme, vous ne rencontreriez jamais sur cette terre un jour de bonheur véritable, jamais une heure de douce joie. Croyez-en ma parole, croyez en mon expérience : résistez à l'envie, à l'ambition, à l'orgueil, c'est-à-dire à la soif immodérée des richesses : elle dessèche le cœur. J'ai failli, quant à moi, rester livré sans défense à ses mortelles ardeurs. Mais, grâce au ciel, j'ai appris à les combattre, à les dompter à jamais, et ce résultat, qui m'a valu un bonheur sans mélange, je le dois à la truffe. »

L'orateur entre ici dans certains détails de sa vie privée qu'il n'est pas indispensable au public de connaître. Comme font bien des personnes habituées de bonne heure à la richesse, à l'abondance, il avait pendant longtemps mangé les choses exquises servies à sa table sans beaucoup de discernement. Les truffes elles-mêmes avaient à peine attiré son attention. S'il les avait appréciées un peu mieux qu'il ne faisait des autres aliments, il n'était pas encore sorti à leur égard de l'estime incontestée que leur porte le vulgaire. Il était réservé à M. de Salignac, un de ses compagnons d'enfance, de le tirer de la cohue obscure des mangeurs ordinaires.

M. de Salignac jouit d'une rare aptitude gastronomique ; il professe même très savamment ; dans le monde gourmand on cite avec avantage plusieurs élèves qui lui font le plus grand honneur. Aussi, notre honorable rapporteur, dont les dispositions étaient évidemment très heureuses, ne tarda-t-il pas à progresser sous un tel maître. C'est du jour de son initiation à la science du Goût qu'il se plaît à dater le commencement de son bonheur. Alors seulement la nature se révèle à lui dans toute sa splendeur ; il en étudie les mystères infinis ; il voit l'homme possesseur éternel d'une miraculeuse complication, de prodiges : les plantes, les fruits, les fleurs, les êtres si bizarres et si intéressants qui courent les airs, les bois et les prairies, qui peuplent les mers et les fleuves, tout cela est à lui ; tout naît, grandit, se développe et s'engraisse pour lui. À un pareil spectacle sa fierté se réveille ; il a honte des indignes manœuvres auxquelles il se livrait avec effort pour obtenir une distinction puérile parmi ses semblables, lorsque sa place était déjà marquée si belle dans le grand tout de la création. Il se désole d'avoir perdu de si nombreuses années au contact des mauvaises passions des méchants, ces pauvres créatures dépravées, déchues, qui, n'ayant plus rien de l'homme que la forme abâtardie, s'agitent, se poussent, s'entre-déchirent pour arriver, les premiers, au mirage décevant qu'on nomme la puissance de l'or. Les infortunés ! pendant qu'ils usent leur vie et flétrissent leur cœur à la recherche d'un Eden qui n'existe pas, ils foulent stupidement aux pieds les innombrables trésors de joie, de force et de volupté que la terre voudrait leur offrir !... Aberration étrange ! folie, niaiserie incroyables ! Cette foule ahurie a réalisé l'anathème de l'Écriture : « Elle a des yeux et elle ne voit pas… elle a des oreilles et elle n'entend pas… » Car, en définitive, que lui faudrait-il pour couper court à tous les maux dont elle s'accable depuis tant de siècles ? Rien ! presque rien ! Il faudrait seulement que pendant quelques jours elle s'habituât à manger lentement et à étudier religieusement ce qu'elle mange,

« Oui, messieurs, s'écrie le sage rapporteur, oui, manger lentement, manger avec foi, étudier ce qu'on mange, voilà le principe qui pourrait nous mener le plus promptement à la solution de ce problème social dont je vois le monde entier si sombrement ému. Le parfum des plantes, la saveur des fruits, ces délices qui ressortent des combinaisons que peut inventer le Goût, ne manqueraient pas d'opérer sur tous les hommes la transformation qu'ils ont opérée sur moi. J'étais un ridicule esclave de l'envie, de la haine, de la peur. Je ne pouvais supporter les avantages que certains de mes concitoyens paraissaient avoir sur moi : je voulais au milieu d'eux être à la fois le plus riche, le plus fort, le plus connu, le plus écouté, le plus honoré, le plus redouté. Je n'éprouvais que colère et rage contre les hommes ou les choses qui faisaient obstacle à mes projets ; et comme je ne souhaitais rien tant que l'abaissement ou la misère pour mes compétiteurs, il me semblait que, de leur côté, ils employaient leurs forces et leurs ruses à me tendre d'effroyables embûches. »

L'orateur insiste encore sur l’impossibilité où il était de rencontrer le bonheur au milieu des convoitises terribles que l'état actuel de nos mœurs faisait naître en lui. Il rend grâces au ciel et à son ami Salignac de lui avoir fourni l'occasion de s'affranchir d'une aussi lourde chaîne, et il trace un tableau charmant des joies offertes à l'homme de paix, soit par la contemplation, soit par l'intelligent usage des richesses de la nature. Et ces joies, si nombreuses, si variées, ce n'est pas seulement le paisible possesseur d'un vaste domaine ou d'une autre abondante source de revenus qui peut les atteindre : elles sont offertes avec la même libéralité au plus modeste artisan comme au plus opulent financier. Tous les produits de la terre, toutes les combinaisons de la science culinaire, à quelque degré que l'on se trouve dans l'ordre social établi, donnent à profusion les éléments d'une félicité complète. La nature a mis, dans tous les aliments qui devaient être recherchés par l'homme, le principe réparateur des forces qu'il a dépensées ; l'habitude seule ou la divergence des facultés organiques marquent des préférences. C'est ainsi que l'on voit les êtres faibles, lymphatiques, rechercher les substances douces, légères, parfumées, tandis que les natures fortes, ardentes, se jettent avec ardeur sur les viandes noires et sur les préparations vigoureusement relevées ; c'est ainsi encore que le pâtre des montagnes, avec une poire de nos jardins, avec une simple pomme de terre cuite sous la cendre, fera un festin aussi splendide, aussi savoureux pour lui que le seraient pour nous les plus fastueux menus de Carême, du marquis d'Aigrefeuille ou de M. de Cussy. Monsieur le rapporteur, en un mot, démontre avec une autorité incontestable que, toutes proportions gardées, il n'y a au monde ni sots ragoûts ni sots rôtis, et que s'il n'y avait pas de sots mangeurs, les ineffables préoccupations des plaisirs de la table ne laisseraient plus de place clans le cœur humain aux préoccupations odieuses qui constituent le fond de notre civilisation.

On voit que le Comité n'aurait pu choisir, pour étudier les truffes, un gastronome plus convaincu. Aussi, la question est-elle examinée sous toutes ses faces. C'est d'abord de leur nom qu'il s'agit : il vient de l'italien tartufo, qui se cache, se déguise. Joinville en a fait le vieux mot truffer, qui se disait pour ruser, friponner, parce que, sans doute, la truffe croît en terre, s'y développe en cachette, s'y reproduit, sans jamais paraître au dehors, sans laisser soupçonner son existence par une tige végétale quelconque, et sans avoir besoin même de l'action vivifiante de la lumière. On sait aussi que c'est uniquement pour des causes semblables que Molière a donné à peu près le nom de ce cryptogame à un de ses personnages célèbres.

La truffe, citée aujourd'hui comme le diamant de la cuisine, a joui dans tous les temps d'une haute réputation.

Selon Catien, les Grecs la tenaient en grande estime. On accorda, à Athènes, le droit de bourgeoisie aux enfants de Chérips, parce que leur père avait doté Ia république d'un nouveau ragoût aux truffes...

Quel bel exemple pour nos gouvernants, et quel espoir pour nos cuisiniers !

Selon Pline (lib.XIX, c2), Apicius et Lucullus faisaient venir à grands frais des truffes de Carthage et de Libye ; la substance en était blanche ou rougeâtre ; celles de Libye étaient les plus recherchées comme à la fois plus délicates et plus parfumées.

 … Gustus elementa per omnia quærunt.

Juvénal

 

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